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Roland dans tous ses états
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Roland dans tous ses états
14 mai 2020

Du cimetière de Gênes chez Antonio Tabucchi

 

 

Il a demandé au gardien s'il connaissait un monument avec un ange et une chouette ; celui-ci a regardé le visiteur et a fait mine de se concentrer, mais on sentait bien qu'il était désorienté, et finalement il lui a dit que ça devait se trouver du côté de la galerie ouest, juste pour ne pas perdre la face, puis il s'est rattrapé en faisant étalage de connaissances superflues. "Ça doit être une des premières tombes, a-t-il dit, à l'époque du romantisme la chouette était à la mode." Tandis que Spino s'éloignait dans la direction que lui montrait le gardien, celui-ci lui a rappelé que le cimetière fermait à cinq heures, qu'il fallait faire attention à ne pas se laisser enfermer à l'intérieur. "Il y en a toujours qui s'y font prendre, vous savez", a-t-il ajouté pour atténuer la sécheresse de son avertissement.

Spino a fait un signe d'approbation et s'est mis en chemin en remontant l'allée goudronnée qui coupe les carrés centraux. Le cimetière était presque désert, sans doute à cause de l'heure et du vent qui avait soufflé toute la journée. Quelques petites vieilles vêtues de noir s'affairaient autour des tombes qu'elles nettoyaient. C'est curieux comme on peut passer sa vie dans une ville sans connaître l'un de ses lieux essentiels. Il n'était jamais entré dans ce cimetière plein de monuments et décrit dans tous les guides touristiques. Il s'est dit que pour connaître un cimetière il faut sans doute y avoir ses morts, et les siens n'étaient pas ici, ni en aucun autre lieu d'ailleurs ; à présent il visitait ce cimetière car il avait hérité d'un mort, un mort qui n'était pas là, auquel il n'était même pas attaché par les liens d'une vie passée.

 

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Il s'est mis à flâner entre les tombes, lisant distraitement les stèles les plus  récentes ;  puis la curiosité l'a poussé vers l'escalier d'un vilain temple néoclassique où sont déposées les urnes de quelques grands hommes du Risorgimento et dont le fronton comporte une inscription latine qui établit un lien incongru entre Dieu et la patrie. Il a traversé un segment de la zone orientale ou s'élèvent des tombes d'un style bizarre tout en flèches et pinacles à côté d'austères petites constructions néogothiques, et il n'a pas pu s'empêcher de remarquer que dans cette zone avaient été rassemblées à une certaine époque toutes les personnalités de la ville : aristocrates, sénateurs du royaume, amiraux, évêques ; et également les familles auxquelles la noblesse qu'accorde la fortune a tenu lieu de titre : armateurs, commerçants, les premiers industriels.

 

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On peut deviner à partir du pronaos du temple la géométrie première du cimetière que les transformations successives ont profondément modifiée. Cependant, le principe de cette disposition n'a pas été altéré : au sud et à l'est, le quartier de l'aristocratie, au nord et à l'ouest, les tombes de la bourgeoisie commerçante ; dans les carrés centraux, à ras de terre, les demeures populaires.

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Il y a également des zones de classes fluctuantes, d'expatriés ; il a vu une galerie entière de philanthropes, près de l'escalier du temple : bienfaiteurs, hommes de science, intellectuels à des degrés divers. Il est étonnant de constater combien l'Italie du XIXe siècle a fidèlement reproduit dans la chorégraphie de la mort les séparations entre les classes sociales et les vivants. Il a allumé une cigarette et s'est assis en haut de l'escalier, absorbé dans ses pensées. Le cuirassé Potemkine lui est revenu en mémoire, comme toujours lorsqu'il voit une longue volée de marches blanches, et puis également un film qui se passe à l'époque du fascisme et dont il avait aimé le décor. 

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L'espace d'un instant il lui a semblé jouer à son tour une scène de film, il a imaginé un metteur en scène en train de le filmer derrière une caméra invisible placée au bas des marches tandis qu'il demeurait assis, plongé dans ses pensées. Il a regardé sa montre et a constaté qu'il n'était que quatre heures un quart, il lui demeurait donc un quart d'heure avant son rendez-vous. Il a longé la galerie ouest en s'arrêtant pour contempler les monuments et lire les épigraphes. Il s'est immobilisé longtemps devant la marchande de noisettes, la fixant attentivement.

 

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Son visage a été dessiné avec un réalisme sans indulgence aucune pour les traits d'une physionomie plébéienne. Il est évident que la vieille femme à poser devant le sculpteur dans ses habits de fête : son corsage de dentelle pointe sous un châle de femmes du peuple, une jupe élégante couvre les lourds plis d'une autre jupe, des mules sont enfilées à ses pieds. Elle porte autour des bras les couronnes de noisettes qu'elle a vendues sa vie durant, immobile au coin d'une rue, afin de se faire sculpter cette statue grandeur nature qui désormais contemple orgueilleusement le visiteur...

Il a lentement parcouru la galerie à la recherche de la tombe ornée d'un ange et d'une chouette. Il a remarqué une mouette solitaire sans doute poussée par le Libeccio et qui restait un équilibre au-dessus des carrés comme si elle avait l'intention de se poser. Les jours comme celui-ci, lorsqu'on est Libeccio souffle avec violence, il n'est pas rare de rencontrer des mouettes loin à l'intérieur de la ville : Il a lentement parcouru la galerie à la recherche de la tombe orné d'un ange et d'une chouette. Il a remarqué une mouette solitaire sans doute poussé par le Libeccio et qu'il restait un équilibre au-dessus des carrés comme si elle avait l'intention de se poser. Les jours comme celui-ci, lorsqu'on est Libeccio souffle avec violence, il n'est pas rare de rencontrer des mouettes loin à l'intérieur de la ville :  elles remontent en groupe le canal plein de détritus, puis tournoient au-dessus de la terre ferme à la recherche de nourriture. Il était très précisément quatre heures et demie, Spino s'est assise sur le muret de la galerie en tournant le dos à la tombe et a allumé une cigarette. Il n'y avait personne sous la galerie, et les vieilles femmes s'était faites plus rares parmi les tombes... Il a fouillé dans ses poches et lui jeté un bonbon qu'elle a avalé promptement, en agitant la tête et en ébouriffant ses plumes de contentement. Puis elle s'est  élancé dans un vol bref, presqu'un saut, s'est installé sur l'épaule d'un petit soldat de la première guerre mondiale, et l'a regardé placidement...

Dans deux minutes il allait être cinq heures. Spino s'est levé rapidement et son mouvement brusque a effrayé la mouette qui a pris son envol et plané en biais jusque sur l'autre carré, près de l'escalier. Avant de s'en aller, Spino a lancé un dernier coup d'œil à la tombe qu'ornaient l'ange et la chouette et lu l'épigraphe qu'il avait négligée, l'esprit accaparé par son rendez-vous. Alors seulement il lui a semblé comprendre que quelqu'un souhaitait simplement qu'il lise cette épigraphe, que c'était cela le rendez-vous, que c'était le message. Sous un nom étranger, dans un cartouche en bas-relief, se trouvait une devise en grec accompagnée de sa traduction :  Le corps de l'homme meurt, mais point sa vertu.

Il s'est mis à courir et le bruit de ses pas a raisonné très haut sous les voûtes.

 

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Lorsqu'il est parvenu à la sortie, le gardien faisait glisser la grille sur son rail et il l'a rapidement salué. "Il reste une mouette à l'intérieur, lui a-t-il dit, j'ai l'impression qu'elle veut passer la nuit ici." L'homme n'a pas répondu, il ôté a sa casquette à visière et a ramené ses cheveux sur son crâne presque chauve.

Antonio Tabucchi, le Fil de l'horizon, folio 

 

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