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Roland dans tous ses états
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Roland dans tous ses états
28 juillet 2019

les Taureaux de Knossos

 

Le mystère de la Crète est profond. Celui qui met le pied sur cette île sent sa force mystérieuse, chaude, pleine de bonté, se répandre dans ses veines, et saura grandir. Mais ce mystère est devenu encore plus riche et plus profond à partir du jour où l'on a découvert, enfoui jusqu'alors dans la terre, cette civilisation si bigarrée, si diverse, pleine de noblesse et de joie juvénile.

 

 

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J'ai quitté l'ombre de l'olivier et me suis remis route d'un pas rapide ; c'est alors que j'ai vu où me conduisait mon corps : vers les antiques ancêtres, aux grands yeux en amande, aux lèvres épaisses et sensuelle, à la taille de guêpe, qui jouaient depuis des milliers d’années avec le dieu à la grande puissance, le taureau.

 

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Je crois que l'homme ne peut éprouver de terreur sacrée plus légitime ni plus profonde que celle qu’il ressent quand il foule le sol où reposent ses ancêtres, ses racines. Vos propres pieds lancent alors des racines qui descendent dans la terre et cherchent à tâtons, pour se mêler à elles, les grandes racines immortelles de vos morts. Et l'odeur âcre de terre et de camomille remplit vos entrailles de libre soumission aux lois éternelles, et de tranquillité. Ou bien, si le doux fruit de la mort n'a pas encore mûri en vous, vous vous exaspérez, vous vous révoltez, vous n'acceptez pas d'être privé sitôt de la lumière, et de la lutte. Vous marchez alors à grandes enjambées sur cette terre faite de la moelle et des os de vos ancêtres, en grande hâte, avant que vos pieds ne prennent racine, et vous bondissez de nouveau dehors, dans la sainte palestre, dans la lumière.

 

Elle était singulièrement riche, et je ne parviens pas l'analyser, et pétrie de vie et de mort, l’émotion que j'éprouvais en me promenant sur l'antique terre de Knossos. Ce n'était pas la tristesse et la mort, ni la paix. D'austères commandements montaient des lèvres dissoutes dans la terre et je sentais les morts se suspendre en longues chaînes à mes jambes, non pas pour me faire descendre dans leur ombre fraîche, mais pour se cramponner à moi, monter avec moi dans la lumière et reprendre la lutte. Et comme une joie et une soif inextinguibles, les taureaux vivants  qui mugissaient dans les prairies du monde d'en haut, et le parfum de l'herbe de l'odeur salée de la mer, tout cela depuis des millénaires transperçait  l'écorce de la terre et ne laissait pas les morts être des morts.

 

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Je regardais les courses de taureaux peintes sur les murs, la grâce et la souplesse de la femme, la force infaillible de l'homme, et de quelle œil intrépide ils affrontaient le taureau déchaîné et jouaient avec lui. Il ne le tuait pas par amour comme cela se faisait dans les religions orientales, pour se mêler à lui, mais parce que la terreur s'emparait d’eux, et qu’ils ne supportait plus de le voir ; ils jouaient avec lui avec respect, avec entêtement, sans haine. Peut-être même avec reconnaissance : car cette lutte sacrée avec le taureau aiguisait les forces du Crétois, cultivait la souplesse et la grâce de son corps, la précision ardente et lucide de ses gestes, l’obéissance de sa volonté et la vaillance, si difficile à acquérir, qu’il faut pour affronter sans être envahi par l'épouvante la puissance effrayante de la bête. C'est ainsi que les Crétois en transposé l'épouvante et en ont fait un jeu sublime, où la vertu de l'homme, le contact direct de la toute-puissance absurde, se tendait et triomphait. Elle triomphait sans anéantir le taureau parce qu'elle ne le considérait pas comme un ennemi mais comme un collaborateurs ; sans lui le corps ne serait pas devenu si souple, si puissant ni l’âme si vaillante.

 

Unknown

 

Il faut sûrement pour avoir la force de soutenir la vue de la bête et de jouer un jeu si dangereux, un grand entraînement physique et spirituel ; mais une fois que l'on a acquis cet entraînement et que l'on est entré dans le climat du jeu, chacun de vos gestes devient simple, ferme, détendu, et votre oeil contemple sans épouvante l’épouvante.

 

Voilà qu'elle était, pensais- je en regardant, peintes sur les murs, la lutte séculaire de l'homme et du taureau – qu’aujourd'hui nous appelons Dieu – voilà quel était le regard crétois.

 

Et brusquement une réponse a envahi mon esprit, et non pas seulement mon esprit, mais mon cœur et mes reins. Voila ce que je cherchais, voilà ce que je voulais : c'était ce regard crétois qu'il fallait que je mette dans les yeux de mon Ulysse. Notre époque est féroce ; le taureau, les forces ténébreuses et souterraines ont été libérés, l’écorce de la Terre se fend. Courtoisie, harmonie, équilibre, douceur de vivre, bonheur, autant de joies et de vertu dont il nous faut avoir le courage de prendre congé ; elles appartiennent à d'autres époques, passées ou futures. Chaque époque a son visage propre ; le visage de notre époque est féroce, les âmes fragiles n’osent pas le regarder en face.

 

Ulysse, celui qui voguait sur les vers que j'écrivais, c'est avec ce regard qu'il devait contempler l’abîme ; Sans crainte et sans espoir, mais aussi sans impudence : debout au bord du gouffre.

Depuis ce jour-là, le jour du regard crétois comme je l'ai appelé, ma vie a changé ; mon âme avaient compris où elle devait se placer et comment elle devait regarder.

 

Nikos Kazantzaki, Lettre au Greco, Plon

 

 

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