Grécité III
Dans ce pays, le ciel ne diminue jamais un seul instant la flamme de nos yeux.
Dans ce pays, le soleil nous aide à soulever le poids
De pierre que nous avons toujours sur nos épaules
Et les tuiles se brisent net sous le coup de genou de midi
Les hommes glissent devant leurs ombres comme les dauphins devant les caïques de Skiathos
Et leur ombre devient un aigle teignant ses ailes dans les flux du couchant
Pour se percher ensuite sur leurs têtes en songeant aux étoiles
Quand ils se couchent sur la terrasse aux raisins secs et noirs.
Dans ce pays, chaque porte possède un nom gravé dans le bois depuis trois mille ans
Chaque pierre possède un saint dessiné avec des yeux farouches et des cheveux hirsutes
Chaque comme possède d'une sirène rouge tatouée sur son bras gauche
Chaque fille possède sous sa jupe un buisson de lumière saumâtre
Et le cœur de nos enfants est marqué de petites croix
Comme les empreintes des mouettes, au crépuscule, sur le sable.
Inutile de le rappeler. Nous le savons.
Tous les sentiers mènent aux Aires Hautes.
Le vent pique là-haut.
Lorsque s'estompe au loin la fresque minoenne du couchant
Que l'incendie s'éteint sur la grange du rivage
Les vieilles montent jusqu'ici par les marches taillées dans le roc
Elles s'asseyent sur la grande pierre et leur regard brode la mer
Elles s'asseyent et dénombrent les astres
Comme on dénombre des fourchettes et des couteaux d'argent
Et lentement, elles redescendent gaver leurs petits-enfants de poudre de Missolonghi.
Oui, c'est vrai, l’Enchaîné a ses deux mains de deuil prises au collet
Mais son sourcil frémit comme un roc prêt à rouler hors de son oeil amer.
De loin monte ce flot qui méconnaît toute prière
De au souffle ce vent aux veines de résine
et aux poumons de sauge.
Yannis Ritsos,
Grécité, III
Ed. Bruno Doucey