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Roland dans tous ses états
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Roland dans tous ses états
7 octobre 2015

La patience du franc-tireur

 

A D. A. dit Big  B,

et à Simone

 

Depuis longtemps, je m’intéresse aux tags, graffitis, inscriptions sur les murs des villes que je visite  et dont je photographie la continuelle inventivité ; trace d’expression populaire, qui a la rue pour support, et qui s’adresse à tout un chacun, à l’éventuel passant qui restera anonyme, comme la plupart du temps le reste également l'auteur de ces gestes graphiques pour le passant lambda. Il en est d'ailleurs de même pour le blogueur qui envoie ses messages  dans toute l’étendue de notre planète connectée,  comme autant de bouteilles à la mer, sans savoir la plupart du temps qui les a vus, faute de commentaires en retour (Avez-vous saisi le message implicite, cher(e) lecteur(trice)? :-).

 

Ma curiosité avait été attirée par un jeune homme ami de l’un de mes beaux-fils, il y a quelques décennies, doué en arts plastiques notamment,  et qui pratiquait cette forme à une époque où elle débarquait en France - associée sous l’influence des media à la mauvaise réputation de ses auteurs issus des « cités ».

 

Puis, flânant en compagnie de mon appareil photo, lors des visites faites aux rues de Paris, j’ai commencé à prendre de nombreux clichés - visibles sur mon blog Roland dans tous ses états  sur Canalblog - m’interrogeant toujours sur le sens caché derrière les signes d’un langage dont j’ignorais la signification.

 

images

Ce fut aussi la surprise de découvrir qu’une amie avait une fille graffeuse - Kashink - et les discussions qui s’ensuivirent, et la visite à l’Institut du Monde Arabe de l’exposition en 2015 sur le  Hip-Hop -  lequel est très lié comme on le sait

Unknown-2

 au Street Art - (dont les photos que j’ai faites sont également visibles sur Canalblog et sur mon compte Facebook).

 

Enfin, un invité de l’émission La Grande Librairie avait recommandé dans son émission du 28 Mai 2015 un livre sur le Street Art, pour les lectures estivales ; c’était  encore un appel!

  

C’est donc ce qui m’a conduit à lire le livre d’Arturo Perez Reverte La patience du franc-tireur.

Extraits :

N. B. : j’ai choisi délibérément des passages dans lesquels des personnages s’expriment sur ce que représente pour eux leur activité de graffeur, car c’est ce que je recherchais en priorité, délaissant ceux relatifs à l’action dans le roman ; mais c’est aussi un bon roman d’aventure, voire un thriller, riche en suspens et en étude de caractères.

*

Parvenue à Naples, la narratrice rencontre un graffeur, Topo, supposé pouvoir la mettre sur la piste du célèbre objet de sa quête :  Sniper.

 

Topo : Je peins pour savoir qui je suis et par où passe, disait-il, je peins pour qu'on sache comment je ne m'appelle pas.

 […]

 Tous ceux qui écrivent sur le mur en quelque chose à exprimer : savoir qui on est et faire en sorte que les autres aussi le sachent. On n'écrit pas pour le public, mais pour les autres qui écrivent comme toi. Nous avons tous droit à une demie minute de célébrité... Sniper a compris très tôt ce qu'il y avait de fugace, contrairement à moi. Ça me faisait chier qu’on nous salope notre travail.  Son génie a été de travailler justement pour l'éphémère. Trente secondes sur Tokyo , qu'ils disaient. Il adorait ce film et il affirmait que c'était en réalité un film sur les graffeurs. Il était impressionné par la mort de tous ces aviateurs. Il me l’a fait regarder mille fois fois en vidéo.

p. 64

 Unknown

 

Plus tard, et après de multiples rebondissements, la narratrice parvient à entrer en contact avec Sniper, avec qui elle affronte une épreuve :

 

C'était donc ça, ai-je conclu. Trente secondes sur Tokyo. L'excitation intellectuelle, l'attention physique, le défi lancé à sa propre sécurité, la peur maîtrisée par la volonté, le contrôle des sensations et des émotions, en plein danger, en transgressant l'ordre établi ou prétendu tel. En se déplaçant avec des précautions de soldats aux limites étroites du désastre. Sur le film incertain du rasoir. C'est ainsi que j'avançais dans cette nuit avec mes compagnons de hasard, courbés, aux aguets, scrutant l'obscurité, guettant les menaces qui pourraient surgir de l’ombre. Les wagons-citernes étaient là, lourds, noirs, de plus en plus gros, de plus en plus proches, et finalement si près que je pouvais les toucher en posant la main sur leur surface froide, métallique, rugueuse et légèrement rebondie : le carré de tissu unique sur lequel Flavio appliquait déjà l’embout de son aérosol, la peinture libérée dans un sifflement de gaz s'échappant de son emprisonnement, les couleurs prêtes à couvrir de leur signification particulière ou de leur identité tout ce qui – interdits, conventions, injustices, mépris – pesaient  sur les villes et les normes de la vie. À cet instant, j'aurais crié de joie pour claironner dans l'univers entier ce que nous étions en train de faire.

p. 195

[…]

Je déteste ceux qui prononcent le mot artiste en se donnant de l'importance. Y compris les idiots qui appellent aérosol art le graffiti, et tout le reste... Et puis, les exposition dans les musées, c’est ringard. C'est devenu comme aller chez Toyota pour s'acheter une voiture. Il n'y a pas de différence.

[…]

Je ne fais pas de l’art conceptuel, ni de l’art conventionnel, a-t-il ajouté. Je fais de la guérilla urbaine.

 

p. 204

 

– L’art ne sert que lorsqu'il est lié à la vie, a-t-il dit. Pour l'exprimer ou l’expliquer... nous sommes d'accord la dessus ?

[…]

 Il a levé la main qui tenait la cigarette entre deux doigts pour m’interrompre. Et c'est alors lancé dans un discours dont il avait déjà du se servir dans le passé. L'art actuel est une fraude gigantesque, a-t-il proclamé. Une catastrophe. Des objets sans valeurs surévaluées par des crétins et des boutiquiers de luxe qui se donnent le nom de galeriste, avec leurs complices stipendiés : les médias et les critiques influents qui peuvent porter le premier venu au pinacle comme ils peuvent le descendre en flammes. Avant c'était ceux qui passaient commande qui étaient déterminant ; aujourd'hui ce sont les acheteurs qui déterminent les prix via les ventes aux enchères. Finalement, tout serait une réduit à réunir un paquet d'euros. Comme pour tout le reste.

p. 205

 

La rue est le lieu où je suis condamné à vivre. À passer mes jours. Même si je ne voulais pas. C'est pour ça que la rue finit par être plus ma demeure que ma propre demeure. Les rues sont l'art… L’art n’existe que pour réveiller nos sens et notre intelligence, et pour nous lancer un défi. Si je suis un artiste et si je suis dans la rue, tout ce que je fais ou incite à faire sera de l’art. L’art n’est pas un produit, mais une activité. Une promenade dans la rue et plus excitante que n'importe quel chef-d’œuvre.

p. 206

 

- Imagine, a-t-il ajouté en les regardant s’éloigner [deux policiers], une ville ou il n’y aurait ni flic, les critiques d'art, ni galerie, ni musée… Des rues où chacun pourrait exposer ce qu'il voudrait, peindre ce qu'il voudrait, là où il voudrait. Une ville de couleurs, d'incitations, de phrases, de pensées qu'il faudrait réfléchir, une ville d'authentiques messages de vie. Une espèce de fête urbaine où tout le monde serait invité et dont personne ne serait jamais exclu… Tu peux l'imaginer?--- Non.

Le sourire plein de franchise est revenu éclairer sa face.

C'est à ça que je pense. Cette société nous laisse peu d'occasions de prendre les armes. Et donc je prends mes aérosols. Comme je te l'ai déjà dit, le graffiti et la guérilla de l’art.

– C'est une vision beaucoup trop radicale, ai-je protesté. L’art à toujours à voir avec la beauté. Et avec les idées.

– Plus maintenant... Maintenant, l'unique possible, honnête, est un règlement de compte. Les rues en sont le support. Dire que sans graffitis elle seraient propres est un mensonge. Les villes sont empoisonnés. Le gaz carbonique des voitures les souille, la pollution les souille, il y a partout des placards sur lesquels on voit des gens qui vous incitent à acheter des choses ou à voter pour quelqu'un, il y a des panneaux publicitaires, des affiches de films, des caméras de surveillance qui violent notre intimité... Comment se fait-il que personne ne traite de vandales les partis politiques qui couvrent les murs de leurs cochonneries, les veilles d’élections?

 

p. 207

 - Le graffiti est le seul art vivant, a-t-il pontifié. Aujourd'hui, avec Internet, quelques traits d'aérosols peuvent se transformer en icône mondiale trois heures après avoir été photographié dans un faubourg de Los Angeles ou de Nairobi… Le graffiti est l'œuvre d'art la plus honnête, parce que celui qui le fait n’en profite pas. Il n'a rien à voir avec la perversion du marché. C'est un coup de feu asocial qui frappe en pleine moelle.. Elle peut être détruite, mais pas vendue.

 

Il m'a tourné le dos est parti.

 

p. 208

  

 Unknown-1

 Editions Le Seuil

 

 Pour en savoir plus sur Kashink :

http://www.fatcap.org/article/kashink-l-atypique.html

 

 

AVT_Arturo-Perez-Reverte_6936

 

Arturo Pérez-Reverte

*

 

 

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