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Roland dans tous ses états
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Roland dans tous ses états
4 décembre 2013

Corniche Kennedy, de Maylis de Kerangal

Après avoir été transporté par le récit Tangente vers l'Est de Maylis de Kerangal j'ai retrouvé avec délice le style de l'écrivaine   dans Naissance d'un pont - livres dont j'ai dajà fait état-, puis dans Corniche Kennedy, édité en 2008. D'un côté, une bande d'ados bien campés dans notre époque, qui passent leur temps à sauter dans la grande bleue du haut de leurs plongeoirs improbables en dessous de la corniche marseillaise.

Les dominant dans son  bureau un commissaire de police qui doit faire respecter l'ordre, c'est-à-dire faire cesser ce défi au conformisme bien pensant, autrement dit mettre un terme à ces agissements.

 

Et puis, une autre adolescente.

Cela, c'est le thème, superficiellement rapporté. Mais chez Maylis de Kerangal, le plaisir du lecteur - le mien, en tout cas - résulte du choix de personnages quelque peu décalés par rapport à la norme, et d'un style qui lui est propre, incisif, vif, courtes phrases, nominales parfois, parataxe, appositions, assemblage de registre soutenu et de vocabulaire familier.

 

Extraits :

 

Ils se donnent rendez-vous au sortir des virages, après Malmousque, quand la corniche réapparaît au-dessus du littoral, voie rapide frayéee entre terre et mer, lisière d'asphalte. Longue et mince, elle épouse la côte tout autant qu'elle contient la ville, en ceinture les excès, congestionnée aux heures de pointe, fluide la nuit - et lumineuse alors, son tracé fluorescent se situe dans les focales des atellites placés en orbite dans la stratosphère. Elle joue comme un seuil magnétique à la marge du continent, zone de contact et non frontière, puisqu'on la sait poreuse, percée de passages et d'escaliers qui montent vers les vieux quartiers, ou descendent vers les rochers. L'observant, on pense à un front déployé que la vie affecte de tous côtés, une ligne de fuite, planétaire, sans extrémités : on y est toujours au milieu de quelque chose, en plein dedans. C'est là que ça se passe et c'est là que nous sommes.

[...]

On sait qu'ils vont venir quand le printemps est mûr, tendu, juin donc, juin cru et aérien, pas encore les vacances mais le collège qui s'efface, progressivement exposé à la lumière, et l'après-midi qui dure, dure, qui mange le soir, propulse tout droit au coeur de la nuit noire. Chaque jour il y en a. Les premiers apparaissent aux heures creuses de l'après-midi, puis c'est le gros de la troupe, après la fin des cours. Ils surgissent par trois, par quatre, par petits groupes, bientôt sont une vingtaine qui soudain forment bande, occupent un périmètre, quelques rochers, un bout de rivage, et viennent prendre place parmi les autres bandes établies çà et là sur toute la corniche.

 

Nul ne sait comment cette plate-forme ingrate,  nue, une paume, est devenue leur carrefour, le point magique d'où ils se rassemblent et énoncent le monde...

Illico s'agglutinent les uns aux autres, se touchent, se frottent, se bousculent, se font la bise -si fille-fille ou fille-garçon -, se tapent dans la main, paume sur paume, poing sur poing, phalange contre phalange - si garçon-garçon -, s'invectivent, exclamatifs, crus, juvéniles, agglomèrent leurs sacs, baskets, sandales, tongs, vêtements, casques, étendent leurs serviettes à touche-touche ou les disposent en soleil avec au milieu un lecteur radio pourri, deux ou trois litres de Coca, des paquets de clopes, alors leurs éclats de voix qui ricochent sur la pierre, rebondissent et 'entremêlent, clameur splendide, brouhaha qui les fusionne autant qu'il les fissure, éclate, mat et sec, tandis qu'en face, sur le front de mer, les rideaux s'écartent aux fenêtres des hôtels luxueux et des villas racoco [...] et, parmi eux, eux de la chambre d'une adolescente qui a collé son front contre la vitre pour en éprouver le contact glacé, s'y écrase maintenant la face comme si elle cherchait l'air du dehors, et regarde en bas, bouche ouverte, nez tordu, coeur palpitant-, et puis plus loin ancore, en arrière de la route, sur la haute façade d'un immeuble blanc de belle architecture, les stores bougent aux ouvertures - et, parmi eux, ceux du bureau d'un homme solitaire qui a glissé ses prunelles sombres et veloutées entre deux lattes, bientôt sortira braquer sur la plate-forme ses jumelles de haute précision, et observe, silhouette corpulente, masse sombre à l'affût -, des bouches mastiquent, tiens,voilà la racaille, la saleté...

Le petits cons de la corniche. La bande. On ne sait les nommer autrement. Leur corps est  incisif, leur âge dilaté entre treize et dix-sept, et c'est un seul et même âge, celui de la conquête : on détourne la joue du baiser maternel, on crache dans la soupe, on déserte la maison. (Incipit, p 11 à 15).

 

Editions Verticales / Phase deux, 2008

Disponible aussi chez Folio

*

 

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