L'homme-joie, de Christian Bobin
Le dernier opus de Christian Bobin est tout d'abord un objet agréable à toucher et à regarder.
Des textes courts, parfois écrits "à la main", poétiques, parfois quelque peu énigmatiques et qui nous portent à réfléchir. Aphorismes, billets, textes narratifs, écrits se référant à l'écriture, au livre.
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Mon idéal de vie c'est un livre et mon idéal de livre c'est une eau glacée comme celle qui sortait de la gueule du lion d'une fontaine sur une route du Jura, un été. Je me trouvais dans un de ces joyeux bagnes que l'on appelle "colonie de vacances". J'y étais abandonné depuis des siècles, incorporé à une une petite troupe d'assassins chanteurs, mes semblables, auand au milieu d'une marche forcée sous le soleil apparut la fontaine crachant l'écume de sa lumière. Je me précipitai sous la gueule du lion, ouvris la bouche et avalai un océan d'eau froide. L'eau fila dans mon corps jusqu'au coeur où elle éteignit le feu de l'abandon qui le ravageait. Des dizaines d'années après je me souviens du mystique réconfort donné par l'eau glacée. La gueule du lion, je la cherche chaque fois que j'ouvre un livre.
"La gueule du lion"
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Dans les lointains une télévision accomplit sa morne besogne comme un bourreau tranchant sans émotion les têtes divines du silence et du songe. Un train de publicités déchire l'air, une pluie de miracles tristes s'abat sur le monde, dont les prphètes sont des créatures jeunes, lisses, au sourire millimétré. [...] Les mannequins aux masques d'or vantent des choses extraordinaires. On dirait qu'ils ont trouvé un remède contre la mort - mais la mort n'est pas une maladie. Un verre de cristal se brise dans l'évier, un peu de sang perle à mon doigt - un nuage rouge sur ciel de chair, un poème bredouillé vivant. Les animaux, les nuages et les assiettes connaissent le grand heurt de la vie. Leurs mélancolies, leurs délitements, leurs bords ébréchés en témoignent. Je suis partisan des bouses de vache, des livres en papier et de la vaisselle à la main. Je n'ai jamais rien vu de vrai que la vie blessée, rougie de maladresse.
"La main de vie"
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Edition L'Iconoclaste, 2012
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